LAÏCITÉ, UNE MISE EN OEUVRE LABORIEUSE

Qu’il s’agisse des religions endogènes, de l’islam ou du christianisme, force est de constater que l’État a des rapports complexes avec les milieux religieux.

 

Le 16 octobre 2020, Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie a été décapité parce qu’il avait montré à ses élèves deux caricatures du prophète Mahomet. L’émoi qui s’est emparé de la communauté éducative et du reste de la population s’est doublé d’un débat sur la laïcité en France, et particulièrement dans les établissements scolaires. Si la condamnation de cet assassinat a été unanime au sein de l’opinion nationale française, à l’extérieur par contre, le discours du président Emmanuel Macron lors des hommages officiels rendus à cet enseignant a suscité l’ire de quelques pays à majorité musulmane. Des voix autorisées (comme en Turquie) ont rappelé le caractère stigmatisant, voire provocateur de l’approche pédagogique adoptée par Samuel Paty. Sa mort révèle à la réalité la sensibilité et la forte charge émotionnelle qui caractérisent le modèle de laïcité à la française. De la France au Cameroun, il n’y a qu’un pas puisque, sans s’y réduire, notre modèle de laïcité s’inspire largement de celui de ce pays. Certes, l’école camerounaise n’a pas encore fait l’expérience de telles extrémités. Mais à l’observation et comme l’ont confirmé quelques études, il s’opère ces dernières décennies une reconfiguration des « territoires de Dieu » et de la « géopolitique du fait religieux » au Cameroun. Ainsi, depuis le début des années 1990, les associations cultuelles connaissent une expansion qui s’accompagne d’une mutation dans les pratiques de la foi. Qu’ils soient d’obédience chrétienne ou musulmane, de nouveaux mouvements plus ou moins rigoristes se sont lancés à l’assaut des fiefs jusque-là contrôlés par les religions « classiques » (Eglises catholique et protestante au Sud ou l’Islam soufi fortement influencé par la tidjaniya au Nord). Ces mouvements pentecôtistes ou d’inspiration wahhabite affichent fièrement leur prétention à purifier la foi, n’hésitant pas parfois à remettre en cause les lois de la République ou certaines recommandations gouvernementales. Pour preuve, la presse a rapporté récemment que des élèves avaient refusé de se soumettre aux mesures-barrières édictées par le gouvernement dans le cadre de la lutte contre la pandémie de la Covid 19. Plutôt que de porter le masque, ils préféraient s’en remettre à Dieu comme le leur a prescrit leur gourou. De tels incidents sont de nature, non seulement à discréditer la stratégie de lutte contre le coronavirus et à alimenter les thèses complotistes diffusées dans les réseaux sociaux, mais remettent au gout du jour la nécessité d’une réflexion sur la laïcité dans nos sociétés en proie à la montée de l’intolérance religieuse.

Comprendre la laïcité

C’est affirmer une vérité de Lapalisse que de dire que les sociétés africaines sont profondément imprégnées du fait religieux. En effet, les croyances locales rejaillissent sur l’essentiel, sinon la totalité des activités humaines. L’avènement des religions du Livre a transformé le paysage religieux et le rapport au divin. Mais la sécularisation à l’œuvre en Occident depuis le XVIIIè siècle avec la philosophie des Lumières et la révolution française de 1789, a fini par déborder sur le continent africain, et donc sur le Cameroun. A l’indépendance, notre pays proclame sa laïcité. A la vérité, il reconduit un principe d’organisation de la société introduit sous la période du mandat français. C’est donc dans le contexte occidental qu’il faut chercher la source de la laïcité au Cameroun. Une acception populaire a tendance à opposer la laïcité aux religions. Il est vrai que dans certains pays de tradition communiste notamment, l’État s’est clairement prononcé contre les religions. Ne disait-on pas que la religion était l’opium du peuple ? Toutefois, de l’Union soviétique de Staline à la Russie (même nostalgique) de Poutine, le rapport de l’État à l’Église orthodoxe a beaucoup évolué, celui-ci s’employant à faire de celui-là un outil d’influence et de mobilisation populaire.

Si on considère l’expérience française, la laïcité s’enracine dans un mouvement de fond de déchristianisation de la société. Autrement dit, sous l’action intellectuelle et politique de certaines figures comme de Condorcet ou Jules Ferry, la sphère d’influence de l’Église s’est amenuisée progressivement. La tradition française consacre en 1905 la séparation de l’Église et de l’État. Il ne s’agit pas d’interdire ou de renier les religions, mais de réduire leur influence dans l’espace public. Cette évolution est alors en phase avec la tendance lourde qui s’opère au niveau social et qui fait émerger un « christianisme culturel » aux côtés d’un « christianisme cultuel ». De telles notions sont à mettre en rapport avec un phénomène nouveau, à savoir l’immigration d’origine maghrébine qui s’accompagne de la formation d’une « communauté musulmane ». Les difficultés d’intégration de cette communauté victime de discrimination et de racisme se manifestent aussi sur le terrain religieux. Les récriminations de l’extrême droite sur les nuisances sonores émises depuis les minarets, les prières sur la voie publique et les signes religieux ostentatoires achèvent de convaincre une partie de l’opinion que l’islam n’est pas soluble dans la démocratie, encore moins compatible avec les valeurs de la République. Il le serait d’autant moins qu’il génère par ailleurs une violence de facture islamiste. Le débat sur la laïcité se polarise alors sur la communauté musulmane. Y a-t-il un « islam en France » ou faut-il un «islam de France», ce qui rappelle l’expression «Islam noir» tel qu’il fut conceptualisé en contexte colonial au Soudan occidental. A la réalité, il s’agit d’explorer les modalités dans lesquelles l’État, bousculé dans son rôle régalien, devrait reprendre la main en «domestiquant» l’islam par sa réorganisation institutionnelle. Dans les banlieues par contre émergea un contre-discours qui rappelait que dans un État laïc, les jours fériés ne devraient pas être décrétés pour des motifs religieux chrétiens (Toussaint, Noël, Pâques, etc.), autrement, il faudrait étendre la mesure aux autres religions. L’école également a été l’un des sujets de débat notamment sur l’adoption d’un «code vestimentaire et alimentaire» républicain. Le port du voile en milieu scolaire et l’incorporation d’un «menu halal» dans les cantines scolaires ont suscité la polémique dans plusieurs villes françaises. Cet aperçu sur l’exemple occidental n’est pas vain. Il nous rappelle que la laïcité est une construction historique.

Le poids du passé et les défis d’aujourd’hui

Le Cameroun a hérité du principe de la laïcité et l’a constitutionnalisé dès mars 1960. D’autres instruments juridiques internationaux à l’exemple de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples de 1981 confortent cette posture. Pour ce qui est de l’école, l’un des textes de référence est la loi d’orientation de l’éducation de 1998. C’est elle qui fixe les objectifs de l'éducation et décrit l'environnement dans lequel elle doit se déployer. Cette loi précise en son article 10 que : «L'école publique est laïque. Sa neutralité et son indépendance vis-à-vis de toutes les religions sont garanties». Toutefois, c’est à l’aune des rapports entre l’Etat et les religions qu’il faut analyser la pratique de la laïcité dans notre pays. L’implantation des religions est d’ailleurs antérieure à l’Etat colonial qui s’emploiera par la suite à les réguler, voire à les contrôler. Vis-à-vis de l’islam, l’administration coloniale formula une politique musulmane fondée aussi bien sur la générosité que sur l’influence. L’administration française se montra généreuse envers les chefs musulmans qui collaboraient à l’œuvre coloniale. Ceux-ci bénéficiaient de dotations infrastructurelles et de subventions diverses tandis que les Lamibé frondeurs étaient destitués. Sous la période française, le Nord-Cameroun resta un bastion de l’islam que les colonisateurs utilisèrent comme un rempart contre les menées upécistes. Il en résulta que cette région fut administrée comme un bloc monolithique soumis à l’hégémonie musulmane. Jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, seule une école occidentale avait été fondée à Garoua par les Allemands en 1905. Dans les principales agglomérations, l’influence des écoles coraniques était sans conteste.

Le contexte est différent dans la partie méridionale du territoire où l’œuvre de christianisation des populations, amorcée dans les zones côtières, est allée de pair avec leur scolarisation. En l’absence de personnel suffisant, l’administration coloniale se montre bienveillante et accompagne les missionnaires dans leurs œuvres sociales. Notons toutefois que des heurts surgissent parfois au sujet du contenu des enseignements et du discours d’émancipation qui se diffuse dans les écoles confessionnelles. Dès la période coloniale se dessinent les contours de la confessionnalisation d’une partie du système éducatif camerounais. Jusque dans les premières années de l’indépendance, dans une ville comme Maroua, l’école publique peine à supplanter l’école coranique, cependant qu’à Ngaoundéré, le Collège de Mazenod, qui fut aussi un creuset de l’émancipation kirdi, pouvait fièrement dresser une chapelle en son sein. En ces temps où le Nord-Cameroun était sous la férule du projet hégémonique d’Ahidjo, la forte personnalité d’un chef d’établissement suffisait à prendre des libertés vis-à-vis du règlement intérieur d’un établissement scolaire au grand dam du principe de laïcité. Tout comme sous la colonisation, l’Etat postcolonial a vu dans la progression des écoles confessionnelles un palliatif au déficit quantitatif criard dans l’offre de formation publique. Il convient de rappeler que l’existence des écoles confessionnelles n’est pas un recul de la laïcité. L’Etat laïc camerounais garantit la liberté de culte, à condition de ne pas remettre en cause l’ordre public et les bonnes mœurs. L’on ne saurait attendre d’un établissement privé confessionnel qu’il fasse abstraction du facteur religieux. En revanche, l’urgence imposée par la politique d’éducation pour tous l’a sans doute emporté sur la nécessaire application du principe de laïcité dans les écoles publiques. Au détour de la crise socioéconomique des années 1990, l’Etat a fait preuve d’une tolérance administrative qui y a encouragé une permissivité nuisible à la laïcité. Dans de nombreux établissements scolaires publics du Nord-Cameroun, le défenseur de la laïcité ne peut qu’être éberlué par les espaces de prière qui y sont aménagés. Un chef d’établissement nous a confié qu’après avoir démantelé une aire de prière dans son lycée, il a reçu des appels téléphoniques de la part d’«élites» courroucées. Alors que les règlements intérieurs apportent des descriptions précises sur les tenues que doivent arborer les élèves, certains lycées et collèges publics tolèrent encore qu’y soient rajoutés des signes religieux ostentatoires.

Il s’opère ces dernières décennies comme une confessionnalisation accrue des espaces publics scolaires dans certaines écoles publiques. Il semble loin, le temps où les franchises scolaires étaient une réalité, où l’école était un espace clos et protégé. Les débits de boisson côtoient les établissements scolaires. L’offensive des églises pentecôtistes, la montée des courants wahhabites sous couvert d’œuvres caritatives doivent être scrutées avec la plus grande vigilance d’autant qu’en contexte d’extrémisme violent, il devient urgent de faire de l’école le creuset d’un esprit républicain forgé par les valeurs de liberté, de mixité et d’égalité. Mais la puissance publique anticipe-t-elle ces évolutions ? La crise de la laïcité reflète en réalité la crise systémique du secteur éducatif camerounais.

Mais il ne s’agit ni d’incriminer ni de s’enfermer dans un juridisme inepte. Il est vain de chercher à cantonner ou à refouler le fait religieux. Les Etats-Unis ont adopté la laïcité, mais les discours des présidents américains sont empreints de références religieuses et il est mentionné sur le dollar américain : «In God we trust». La religion met en présence une croyance, une communauté et un Être transcendantal tandis que la laïcité concerne un mode d’organisation de la société et ressortit donc plus d’un principe juridico-politique. En tant que tel, il est une construction historique et est donc perfectible. Il ne s’agit pas d’opposer les deux notions, mais de voir dans la laïcité un outil au service d’un mieux vivre-ensemble. Peut-être faudrait-il, pour mieux l’implémenter, systématiser l’enseignement de la laïcité et mieux imprégner les acteurs censés en faire la promotion en milieu scolaire.

 

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